Deux, la dualité, la division
Les lignes qui suivent ont martelé toute ma jeunesse, dont elles ont été comme l’anti-évangile, le dysangile de toute notre époque : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes. Hommes libres et esclaves, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée ». Et le chanteur Léonard Cohen ajoutait : « There is a war between the rich and poor / A war between the man and the woman / There is a war between the ones who say there is a war / And the ones who say there isn’t » (« Il y a une guerre entre les riches et les pauvres, une guerre entre les hommes et les femmes, une guerre entre ceux qui disent qu’il y a une guerre et ceux qui disent qu’il n’y en a pas »). A ces divisions encore simples ce sont ajoutés au fil des temps des cassures qui affectent ces groupes eux-mêmes : protestants et catholiques, jansénistes et molinistes, royalistes et républicains, socialistes et libéraux, religieux et laïques, écologistes et climatosceptiques, vegan et flexitariens, gilets jaunes et anti-gilets jaunes, vax et anti-vax, républicains et antisémites, toutes ces cassures qui sont venues briser les familles, les amis, les collègues, les partis, les nations. Maintenant entièrement et définitivement fissurée, notre société semble attendre de tomber en pièces.
Nous voyons à la fois le piège de la division et l’impossibilité de retourner à l’unité. Comment supporter de vivre dans un monde qui nous impose sans cesse de nouvelles contradictions, nous qui ne nous enthousiasmons plus depuis longtemps de l’axiome maoïste : Un se divise en Deux. Et pourtant, la division est la condition de l’individuation psychologique, du progressif dégagement de la conscience individuelle, selon CG Jung. L’individuation procède par soustraction (« Je ne suis pas ceci ») tandis que la personnalité procède par addition (« Je suis aussi cela ») selon le philosophe personnaliste suisse Denis de Rougemont. Enfin l’introjection et la projection définissent les limites toujours mobiles du Moi, selon Freud. La division est au centre de la constitution du Moi, et pas de Moi sans Autre. Le petit enfant, selon Jean Piaget, observe inlassablement son action propre sur les objets qui l’entourent et constitue son Moi actif dans ce jeu avec les choses, bien indifférent au sort de ce qu’il ne peut mouvoir.
Le vieux Platon était foncièrement dualiste : comme son maître Socrate, il distinguait soigneusement le corps et l’âme. Dans son dialogue intitulé le Phédon, il met en scène la dernière journée de Socrate, avant sa mise à mort par le poison, consacrée à discuter de la question de l’immortalité de l’âme. A la fin de la journée, Socrate déclare que l’idée de l’âme immortelle est un « beau risque » (parce qu’il faudra rendre compte de nos actions). Au IIe siècle de notre ère, toutes les religions et les cultures furent frappées d’une grande vague de dualisme : on se mit, de l’Empire romain à l’Inde lointaine, de la Gnose au Tantra, à exécrer la matière, le corps, le sexe, la famille, le travail, la chair, la viande, et à vouloir sauver son âme par l’abstinence et l’ascèse.
Cette crise de civilisation, très grave pour la société, fut résolue par la première vague des invasions barbares et par le néo-platonisme. On se réconcilia avec la Matière au travers de la Forme. La géométrie, en effet, nous donne l’idée de l’union de la figure visible avec le théorème invisible qui la sous-tend, comme la beauté d’un corps est le produit de la géométrie des proportions de ses parties. Mais la Beauté produit aussi l’Amour, qui est la quête du Vrai et du Bien.
Ainsi l’iconographie chrétienne autant que l’indienne, en montrant la beauté du divin, redonnèrent goût à la vie sur la Terre. Mais en Inde, si le fond de la philosophie est moniste, l’Advaita Vedanta cher à René Guénon, il n’en reste pas moins que le Yoga est profondément dualiste. Et les nombreux mouvements contemporains qui pensent que « la vérité est ailleurs », et veulent vivre dans des mondes parallèles, l’islamisme niant la diversité humaine, autant que les transsexuels niant la division des sexes, autant que les antispécistes niant la dignité humaine, sont tous des lointains produits de la Gnose éternelle, de cette révolte ascétique contre la condition humaine, qui considère que le diable est à la fois le créateur et le prince de monde.
Revenons à l’épreuve de la dualité. La division fait donc partie intrinsèque du progrès de la conscience. Même s’il nous arrache de manière erratique à la cohésion de notre vie et de notre esprit, il faudrait pouvoir accepter le caractère naturel et nécessaire de la division. Le Sage doit accepter de voir le monde se fissurer sous ses pieds, et de nouvelles crevasses engloutir sans cesse ses proches, ses amis, et même ses Frères (car le processus n’épargne pas la FM, c’est son côté humain). Mais l’Initié a reçu deux outils essentiels pour remédier à la division : d’abord l’Équerre qui est la Justice, ensuite le Compas qui est l’Ouverture de l’esprit et du cœur.
Mais chacun de ces outils a son revers, et sa limite. Ne nous y trompons pas : aucune fissure ne se produit à angle droit, et le processus d’individuation est insensible aux liens affectifs : la personnalité se produit aussi par l’individuation, c’est-à-dire la soustraction violente, la déchirure. L’Équerre peut nous permettre d’être et de rester juste, mais pas forcément d’être entendu par les parties en conflit. Le Compas circonscrit un cercle, mais tout ne rentre pas dans un cercle. Au-delà de la circonférence, la coupure est aussi nette qu’avec une Épée, l’outil du Chevalier.
Nous ne sommes donc pas sans moyens en face de la division, mais il faut savoir que nous n’avons pas tous les moyens. Le Sage doit donc accepter les séparations nécessaires, tout en les conjurant par son écoute et son soutien. L’Initié, lui, peut accéder à la mystique du Nombre, c’est-à-dire au Multiple, qui commence avec le Trois, synthèse de l’Un et du Deux.
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