Sur les "Constitutions" d’Anderson
César pensait que les druides étaient venus d’Angleterre (Britannia à l’époque). A la fin de l’Empire romain, les druides réfugiés en Irlande se convertirent massivement au christianisme et fondèrent cette église celtique irlandaise, rivale de Rome, chère à Jean Markale. Les Irlandais, en effet, évangélisèrent avec succès les barbares, en particulier les Saxons en Angleterre, mais aussi les Francs, les Alémanes en Suisse, etc. Les Normands firent à la papauté de Rome le grand cadeau de détruire en partie cette église rivale. Mais l’Angleterre resta durablement divisée religieusement entre l’église des envahisseurs et de la haute société normande, romaine et francophone (le texte de la Chanson de Roland a été retrouvé à Londres) et l’église des barbares défendue par un grand saint, Thomas Beckett, contre le roi normand Henri Plantagenêt. A la Réforme, les pauvres barbares devinrent protestants et les puissants normands restèrent catholiques. Pour éviter une guerre de religions, le roi Tudor Henri VIII eut le génie d’opérer un grand geste luthérien : en coupant toute l’Église anglaise de Rome, il en fit une église nationale, intégrant ainsi le catholicisme et le protestantisme, chacun pouvant pratiquer son culte au sein de la même entité religieuse, l’Église anglicane. Il fallut les erreurs et les échecs des rois Stuart pour provoquer tout de même une dictature calviniste, puis une révolution politique, la Glorieuse Révolution de 1688, établissant sur le trône d’Angleterre le champion militaire du protestantisme, Guillaume d’Orange, bête noire de Louis XIV et qui fera toutes les misères à la France catholique, féodale, agricole, alors que l’Angleterre est réformée, maritime et déjà industrielle.
En 1714, monte sur le trône d’Angleterre, sous le nom de George 1er, le duc de Brunswick-Lunebourg qui ne parlait pas anglais, et n’a même jamais essayé. Malgré ses succès militaires contre les prétentions des Stuart, le roi était très isolé. Le Duc de Montaigu, commandant de la cavalerie royale, fait appel à ses collègues de la Royal Academy (le duc avait fait des études complètes de médecine) pour rassembler les protestants autour du monarque germanique, donc antipathique (Le film de Peter Greenaway, Meurtre dans un jardin anglais, évoque l’atmosphère de cette Cour). Le chapelain du duc, le pasteur Jean-Théophile Désaguliers (1683-1744), prend alors en charge les Loges spéculatives éparses à Londres et les réunit en Grande-Loge (nous reviendrons sur cette fondation). Il s’agit pour cette élite intellectuelle et scientifique (le pasteur, membre de la Royal Academy, est un spécialiste du magnétisme), d’entourer le monarque en rassemblant d’abord les protestants, puis les juifs, puis les catholiques de bonne volonté, comme le Chevalier Ramsay, et puis, en élargissant le cercle jusqu’à la Mother Lodge de Kipling en Inde, avec les Parsis, les Sikhs, etc. Ainsi la Monarchie anglaise retrouve ses deux piliers traditionnels : pour l’exotérique, l’église anglicane, ses prêtres, et pour l’ésotérique, la Grande-Loge d’Angleterre, ses druides. Ainsi Normands, Saxons et Celtes se retrouvent unis comme jamais. En France, la franc-maçonnerie ne pourra s’appuyer ni sur la Monarchie ni sur l’Eglise. Aussi participera-t-elle activement à leur destruction.
Le petit livret de 92 pages que nous appelons les Constitutions d’Anderson est le manifeste de la franc-maçonnerie refondée au service de la monarchie par les fellows de la Royal Academy. Sur le modèle des « Anciens Devoirs », les Old Charges médiévales pour les métiers du bâtiment, et modernes pour les loges spéculatives composées de maçons « acceptés » (donc étrangers à l’art de bâtir). Il faut donner à une nouvelle institution les apparences d’une ancienneté incontestable. Comme ses prédécesseurs, les Constitutions présentent deux parties : une histoire du métier, de l‘ « Art » (Craft : Architecture et Géométrie) et les statuts de la Grande-Loge. Nous examinerons plus loin en détail ces textes, mais nous devons dire quelque chose de leur auteur, le pasteur James Anderson (1678-1739) écossais fils d’un maître de loge à Aberdeen. A la recherche de travaux alimentaires, il accepte de mener les recherches nécessaires à rassembler les documents indispensables à la rédaction du texte, sous la direction du pasteur Désaguliers et du duc de Montaigu. Après la publication du volume, il semble se désintéresser de la franc-maçonnerie, et commencera des recherches sur la généalogie des rois. Il revient cependant sur les Constitutions pour la réédition augmentée de 1737, à laquelle il était intéressé. Paradoxe littéraire : le « nègre » met son nom en avant pour cacher les commanditaires.
Je voudrais maintenant ouvrir la brochure sur son prologue. On va y retrouver d’entrée le grand slogan des Lumières sur la politique religieuse, venu de John Locke : juger les hommes sur ce qu’ils font et non sur ce qu’ils croient, ou disent. Les « croyances » n’ont aucun intérêt pour les Lumières ni aucune valeur, mais seule compte la conduite et les vertus des « croyants ». Ainsi, toute secte pernicieuse peut-être interdite par un juge pour des motifs de droit commun (abus financiers et sexuels) sans avoir à juger ses « croyances ». Cette position fondamentale de la politique religieuse d’étend avec les Lumières à la religion elle-même. De John Locke (1632-1704) à Immanuel Kant (1724-1804) en passant par Voltaire (1694-1778) et Rousseau (1712-1778), toutes les grandes voix des Lumières mettent l’accent sur la morale plutôt que sur les croyances. Ainsi le pasteur Anderson est-il bien dans le ton des Lumières en déclarant dans son prologue que la FM n’impose aux FF que « La religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord » à savoir « d’être des hommes bons et loyaux, ou hommes d’honneur et de probité, quelles que soient les dénominations et croyances qui puissent les distinguer ».
Plus tard, lors de la réédition de 1738, il écrira : « Un maçon est obligé d’observer la loi morale en tant que véritable noachite, s’il comprend bien le métier ». Qui est noachite ? Tous les hommes, descendant de Noé et de ses fils, rescapés du Déluge. Cette notion a été élaborée par le Talmud pour permettre aux juifs de partager un repas avec des hommes qui n’étaient pas de leur religion : les trois conditions sont l’absence de toute idolâtrie, de blasphèmes et de meurtres. Ces conditions minimales doivent permettre la réunion « des personnes qui eussent dû rester perpétuellement séparées ». Dans nos sociétés « ouvertes » certes en droit, mais en réalité férocement stratifiées par les ressources et les occupations, sans parler des fractures politiques et idéologiques, ce projet reste une condition de l’humanisme et de l’universalité.
Par ailleurs, il ne faut pas exagérer l’influence des Constitutions. Elles furent vite oubliées par les maçons, et ne ressuscitèrent que par les recherches des anti-maçons. Selon L’Encyclopédie de la Franc-maçonnerie (Pochothèque, 2008), les Constitutions furent redécouvertes pat Mgr Jouin et publiées dans La revue internationales des sociétés secrètes, organe « anti-judéo-maçonnique ». Mais elles gardent aujourd’hui toute leur valeur fondatrice dans la FM par les valeurs et obligations qu’elles proclament.
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