René Guénon, le rattachement initiatique
Lorsque je pense au nom de ne notre cher atelier, RL1202, c’est à un titre de livre que je suis renvoyé : Orient-Occident de René Guénon, paru en 1924 et opportunément réédité récemment chez Dervy. Mais qui est René Guénon ? cet auteur d’une abondante production d’essais (26 volumes chez Dervy à ce jour) a connu une certaine célébrité littéraire dans l’entre-deux guerres pour sa condamnation radicale de la modernité au nom de la Tradition ésotérique, aussi bien orientale qu’occidentale. Né à Blois, en 1886, il suit une bonne scolarité orientée vers les mathématiques. Venu à Paris, il abandonne ses études de philosophie pour entrer dans l’ordre martiniste de Papus (Gérard Encausse). Il se marie également, et adopte une fillette. Il survit en donnant des leçons de philosophie dans divers collèges catholiques, et développe une intense activité dans les revues du temps : La Gnose, Le Symbolisme, Le Voile d’Isis, Renaissance spirituelle, Etudes traditionnelles, etc.
Les rapports de Guénon avec la FM se développent donc d’abord au sein de l’Ordre martiniste, dont il devient rapidement « Supérieur inconnu », mais déjouant vite la filiation abusive des martinistes avec les Élus Coën de Martinez de Pasqually. Il se tourne alors vers la maçonnerie swedenborgienne et reçoit un cordon de chapitre Kadosh. Il est également investi d’une patente pour les grades supérieurs du Rite de Memphis-Misraïm. Il projette de fonder un ordre en six degrés sur le modèle du RER. Finalement, c’est à la Loge Thebah de la GLDF, en 1911, qu’il connaîtra la FM régulière, malgré l’opposition d’Oswald Wirth lui-même. Du coup, les martinistes et les autres obédiences irrégulières l’excluent. Son parcours maçonnique est typique de l’intellectuel : d’abord promu trop vite et trop haut, il doit chercher lui-même la véritable porte d’entrée de la Tradition. Son activité maçonnique sera de brève durée puisqu’il s’éloigne de sa Loge en 1914, contraint de quitter son petit appartement parisien de l’Ile Saint-Louis et de retourner au bord de la Loire pour assurer sa subsistance et celle de sa famille. Mais il continuera toute sa vie de penser et d’écrire que seule la FM est traditionnelle et véritablement ésotérique en Occident.
Frithjof Schuon (1907-1998), autre ésotériste important, né à Bâle et mort aux USA, caractérise brillamment l’œuvre de Guénon : intellectualité, universalité, tradition, théorie. La « réalisation » proprement dite dans l’évolution spirituelle de René Guénon a toujours été tacite, discrète, imperceptible. Jamais il ne fait état d’expérience spirituelles. Il part des classiques de la pensée orientale, arabe, indienne, chinoise, et veut tirer tout son propos d’Ibn Arabi, Shankara ou le Yi-king. A la science occidentale, expérimentale et pratique, il oppose la connaissance métaphysique, immuable et éternelle. Découvrant dans Les lois de Manou, après Nietzsche, la pensée cyclique des Hindous, il en déduit que l’Occident représente bien le Kali Yuga, âge de confusion et de Mort. Mais il n’en fait pas un destin, comme Heidegger : il attend et défend une « renaissance » de la métaphysique par l’ésotérisme.
En préparant cette petite intervention, j’ai eu la chance de retrouver dans ma bibliothèque un cahier spécial de Planète sur Guénon, acheté en 1970. J’avais quinze ans et il ne m’en fallait pas beaucoup pour me convaincre que, dans un monde divisé et conflictuel, traversé par une grande révolution culturelle mondiale, les responsabilités de la modernité étaient grandes, et ses chances de durer assez faibles. Mais la vie a passé, et la technique a dévasté la Terre et nos vies. Aurais-je été franc-maçon sans les indications de Guénon ? Chargé de l’instruction dans ma Loge-mère « là-bas », j’ai retrouvé en Guénon un guide sûr et solide, même si je me gardais de mettre en avant sa démolition de la civilisation occidentale, je n’ai jamais oublié La crise du monde moderne, cette première lecture d’adolescent qui m’a appris à toujours préférer la réflexion à l’action, et à choisir un mode de vie aussi « brahmanique » que possible.
L’essai intitulé Orient-Occident a été publié en 1924, chez Payot, à Paris. Guénon veut présenter les termes de ce que pourrait être une véritable « rencontre » entre les deux mondes opposés (Pensons au premier essai de Malraux, La Tentation de l’Occident). Pour établir un dialogue productif, la première condition serait l’abandon de la prétendue supériorité de l’Occident et la reconnaissance de l’importance et de la valeur de la pensée orientale, en particulier islamique, indienne et chinoise. Mais le principe des traditions ésotériques ne peut supporter l’idée de divulgation. Seule une procédure initiatique peut permettre à un occidental de rencontrer des maîtres indiens. C’est celle à laquelle se soumettra progressivement Guénon lui-même dans la tradition du soufisme en Égypte, où il se retire en 1930 pour ne plus revenir en France, tout en envoyant articles et manuscrits à l’impression. Il fonde une seconde famille en épousant la fille de son maître spirituel, et connaît la joie de donner la vie à trois enfants. Il meurt subitement au Caire, en 1951. Il est enterré auprès des Pyramides.
Pour Guénon, la quête de la Tradition primordiale est d’abord intellectuelle, beaucoup plus que symbolique. Mais il ne s’agit pourtant pas de doctrine, ni même de discours. Ce qu’il appelle « métaphysique » est purement affaire d’intuition, et non de raison (Guénon pense comme Platon que la raison à son ultime degré de perfection est d’abord une intuition silencieuse, une « vision » même si contraire à toute idée de mystique (que Guénon considère comme sentimentale et au fond, psychologique). Qu’est-ce que la métaphysique ? En philosophie, ce fut d’abord le nom donné par Andronicos de Rhodes aux conférences d’Aristote sur la « philosophie première » : les relations entre Dieu, le monde et l’homme (les trois « idées métaphysiques, comme dit Kant). Guénon aspire à retrouver la sagesse traditionnelle qui mettait en équilibre absolu ces trois notions. Mais dans l’histoire de la Philosophie, ces trois notions ont varié de poids relatif, déséquilibrant toujours la métaphysique. Ainsi, on peut dire que la philosophie antique était cosmocentrique (le monde contient l’homme et les dieux, et la sagesse consiste à s’accorder à lui). La philosophie médiévale a été théocentrique (Dieu contient le monde et les hommes, et il convient de se tourner vers lui par la religion). Le monde moderne a été anthropocentrique (l’Homme contient le monde et Dieu lui-même) et il convient donc de développer l’homme en priorité.
Mais cet équilibre relatif, toujours un peu déséquilibré en fait, a donc fait verser le monde moderne vers le développement anarchique de l’homme, substituant l’exploration scientifique à la cosmologie « transcendantale » qui nous disait ce qu’était le monde, et la mystique sentimentale à la théologie « rationnelle » qui pouvait nous dire ce qu’est Dieu, et surtout ce qu’il veut. Enfin, en se désaccordant du monde et de Dieu, l’homme est livré à la volonté de puissance qui s’exprime dans la course désordonnée au profit et au plaisir, même au détriment de ses semblables. Le contraste entre Orient et Occident tel qu’il se présente à Guénon est donc d’abord une contradiction : l’Orient est d’abord le nom du refus de l’Occident et de ses dérives. L’Oriental est celui qui, encore imprégné de métaphysique, cherche sa juste place entre le monde et le divin, et possède encore l’intuition de la sagesse éternelle. Dès lors, il ne peut y avoir d’autres rapprochement entre les deux mondes que la redécouverte par l’Occident de l’essence de l’homme, perdue par la modernité. C’est en Orient et par l’Orient, pour lui, que peut se reformer une sagesse occidentale inspirée par une tradition que nous avons reniée au profit de la modernité et de ses mirages de puissance et de plaisir, dont il semble bien que le rêve se dissipe sous nos yeux, devant les limites du monde et de l’homme.
On peut se demander, certes, si l’Orient est toujours bien assis dans sa sérénité originelle, aujourd’hui que tant de révolutions asiatiques ont ébranlé les sociétés traditionnelles, et répandu l’attrait de la technique occidentale et du mode de vie consumériste. Mais Guénon pense d’abord aux élites forcément cachées, occultes, qui connaissent et vivent dans la sagesse : les masses ne peuvent accéder à la tradition ésotérique que par l’entremise des diverses religions exotériques, qui proposent des mythes, des allégories, des figures. Tandis que la vraie tradition métaphysique est d’abord intellectuelle, au sens premier du terme : non pas discours argumenté mais intuition pure de l’inapparent dans l’apparence elle-même. On revient aux trois idées métaphysiques de Platon : la Beauté qui fait voir la géométrie dans le sensible, la Vérité qui arrache l’homme au sensible et lui fait contempler la géométrie en elle-même. Et puis la Justice qui permet de conduire sa vie avec rectitude. Mais Guénon ne s’appuie pas sur Platon, qu’on prenait alors dans la philosophie académique comme une sorte de logicien à paradoxes, parce qu’il est venu, il le reconnaît volontiers, à la métaphysique par la tradition indienne.
Guénon avait fait des études de philosophie, et l’avait même enseignée quelque temps. Il est donc juste de lui reconnaître la profondeur de son intuition sur l’essence de l’Occident. Mais faute de persévérance maçonnique, il a négligé l’importance du symbole comme support de connaissances métaphysiques. Il serait très injuste de lui reprocher, comme on l’a tant fait, d’être dogmatique, fermé au dialogue, intolérant, etc. Guénon est anti-moderne et n’accorde pas au doute une valeur fondatrice, comme les humanistes. Mais Guénon ne rejoint-il pas les Anciens en faisant de l’admiration le premier mouvement de l’esprit ? Les symboles se présentent à nous comme des choses, des apparences, qui nous prennent par la main pour nous conduire vers l’inapparent, le sens caché. Au contraire des allégories, qui sont des figures du discours, les symboles sont toujours d’abord des choses, parties du monde mais recelant un chemin vers l’inapparent, que Guénon appelle « métaphysique » justement. Ces apparences amis conduisent l’intuition au-delà des apparences. En maçonnerie, tout est symbole : tout nous conduit vers la vérité secrète du monde : il suffit de se mettre en chemin, dès que le bandeau est tombé.
Je voudrais pour finir souligner trois notions qui reviennent sans cesse dans ses écrits. D’abord, le RATTACHEMENT initiatique : impossible en effet de s’initier soi-même. L’individu est dépossédé radicalement de ses droits à l’ésotérisme. L’accès en est forcément extérieur à lui. Sans rattachement à une tradition vivante, pas d’initiation. Car par les rituels passe, pour Guénon, une INFLUENCE SPIRITUELLE qui doit être prise au sérieux : le rite et les symboles agissent d’abord dans l’inconscient et l’invisible. Ce ne sont pas de bavardes allégories. Enfin, cette influence proviendrait du NON-HUMAIN, notion énigmatique entre toutes. Guénon ne dit pas Dieu ni la nature. C’est que si l’ésotérisme remet l’homme à sa place, il n’en remet pas moins le divin et le monde à leur place. L’ordre des trois dépasse les trois. On pense au Tao, à la voie sans nom qui emporte aussi bien le yin que le yang.
Dans son fragment sur « Les Trois ordres » (Kaplan pp. 539-40) Blaise Pascal distingue trois grands « ordres » de choses, infiniment distincts les uns des autres :
1. L’ordre des grandeurs « charnelles », comme il dit (on dirait plutôt matérielles), celles des riches et des puissants, qui n’a pas besoin de preuve parce qu’elle « se voit » aisément. Pour Pascal, le Roi en est évidemment le roi. Pascal est un penseur de la monarchie.
2. L’ordre des grandeurs « spirituelles », comme il dit (on dirait plutôt intellectuelles), qui est celle des esprits, des discours, des raisonnements, de la géométrie. Pour Pascal, Archimède en est le roi. Pascal est un génie de la géométrie.
3. Enfin, l’ordre des grandeurs de la « sagesse » ou de la Grâce dont Jésus Christ est le roi, pour Pascal : invisible aux puissants et aux gens d’esprit.
Je voudrais risquer une analogie audacieuse. Je distinguerais à mon tour trois ordres de "grandeurs" maçonniques : la première est celle des grades et des qualités, des VF, des TVF, des RF, des TRF, etc. Elle se voit à la dimension et aux dorures des tabliers. La deuxième est celle des savants, historiens et philosophes de la maçonnerie, de tous ceux, dont je suis en ce moment, qui parlent d’elle, bien ou mal. La troisième serait la maçonnerie « sensible au cœur », celle de la sagesse et de la fraternité. Celle-ci n’a nul besoin des deux autres, qui ne peuvent la comprendre.
René Guénon appartient décidément à la deuxième. On ne rencontrera pas dans son œuvre ni fraternité, ni réalisation spirituelle, parce que tel n’était pas son propos : il voulait en philosophe défendre la possibilité et la légitimité de l’initiation. Force est d’avouer que, sur ce plan-là, il a très bien réussi.
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