Si je t'oublie, Jérusalem
Mon grand-père était né en 1889. Après son bac, il avait émis le vœu de poursuivre ses études et de devenir professeur de langues anciennes. Mais il fut envoyé par son père à Chicago pour apprendre le commerce, au service de l’usine. Dans une bonne famille-souche, l’usine était la raison d’être de tous ses membres, et particulièrement du fils aîné. J’ai gardé la photo du bateau sur lequel il partit à Chicago, le « Berengaria » de la Cunard Line, et je l’ai protégée d’un gros cadre de bois… noir. Si je vous en parle, ce n’est pas seulement pour le plaisir d’évoquer le souvenir de mon petit grand-papa, une des figures les plus respectées de mon enfance, c’est pour manifester ma gratitude à l’égard d’un héritage précieux entre tous : la lecture des Psaumes. A chaque repas familial, en effet, entre le plat et le dessert (le fromage est un plat en Suisse), mon grand-père envoyait un enfant chercher la Bible posée sur un présentoir, et nous faisait la lecture d’un passage de l’Ancien, puis du Nouveau testament. Les paraboles de Jésus et les Psaumes sont ainsi entrés dans ma culture d’enfant à travers ce temps et ce cadre d’écoute privilégié. Je n’ai pas attendu un récent numéro du Monde de la Bible pour savoir que la religion est d’abord une affaire de famille.
Bien plus tard, lors du passage de notre Séminaire de formation des professeurs secondaires en Université pédagogique, je connus la calomnie, et ma carrière fut mise en danger. En bon calviniste, je n’avais jamais fait confiance aux institutions, mais là, je fus tout de même ébranlé. Et alors, du fond de ma mémoire, ne ressurgirent pas tant le détachement socratique ou la compassion bouddhique que… les Psaumes, et je sentis le besoin étonnant de me replonger dans ces pathétiques appels à Dieu, au milieu des difficultés et des ennemis, et d’y trouver un réconfort surprenant. Jamais ces textes ne m’avaient tant parlé, soutenu, réconforté. La vie s’était chargée de donner un sens à ces textes. Brantôme et Montluc, deux bonnes lectures, racontent que les huguenots, pendant les Guerres de religion, chantaient les Psaumes avant d’attaquer. Et je retrouve parfois, sous les mélismes du romantisme, dans le Psautier français de l’Oratoire du Louvre, cette cadence vive de la musique de la Renaissance, avec les admirables traductions de Clément Marot. Et comment ignorer, sous cette traduction hardie, la millénaire psalmodie du Moyen Age, et le Bréviaire qui permet de suivre la liturgie même séparés de ses frères, à travers le latin de Saint Jérôme, la Vulgate (toujours ma Bible préférée). Aujourd’hui encore, les Psaumes sont souvent édités avec le Nouveau Testament dans les bibles populaires de grande diffusion, et ont constitué, dans la musique afro-américaine, des standards célèbres.
Les Psaumes forment, dans la Bible, le recueil des 150 chants des Hébreux, la musique sacrée du Temple, qui devaient figurer dans les liturgies dont l’organisation nous échappe aujourd’hui presque complètement, malgré quelques indications succinctes, répartissant les fonctions et parfois même les voix. En effet, comme la poésie qui leur est contemporaine de Sapphô en Grèce, les Psaumes ne sont en aucun cas un journal intime du Roi David, même si beaucoup, la moitié, sont attribués par la tradition juive à ce Roi de Juda, étonnant artiste autant que chef de guerre, qui ne dédaignait pas de chanter et danser devant l’Arche de l’Alliance, malgré l’inconvenance de cette conduite aux yeux des gens pieux de son temps. Il faut rappeler que David, d’abord petit berger et champion des Hébreux contre les Philistins, s’empara de la citadelle inexpugnable des Jébuséens, Solyme, dont le grand historien juif Flavius Josèphe a cru retrouver la mention dans Homère lui-même. Solyme devint la Cité sainte, « Hiéra Solyme », Jérusalem. Dans cette citadelle escarpée, entre les vallons du Cédron et de la Géhenne, il plaça sur une aire ouverte l’Arche de l’Alliance, venue des lointaines traditions mosaïques de l’Exode, et jusque-là gardée par les tribus du Nord. Plus tard, son fils Salomon, moins sanglant que son père mais non moins voluptueux, reçut de l’Eternel l’autorisation de bâtir un temple, qui fut le Premier Temple, jusqu’à la prise de Juda par les néo-babyloniens de Nabuchodonosor II et la déportation du peuple à Babylone. Les Psaumes faisaient-ils partie de la liturgie du premier Temple ? En partie, sans doute. Mais un certain nombre de textes se réfèrent clairement à des événements bien postérieurs : siège de Jérusalem par les Assyriens, puis par les Néo-Babyloniens de Nabuchodonosor II, qui fut fatal au Royaume de Juda, fondé par les premiers rois : Saül, David et Salomon.
Nous trouvons dans les légendes qui fondent nos rituels de nombreuses mentions à l’Exil du Peuple, et à la refondation du Temple qui fut le Deuxième, avant le Troisième, celui d’Hérode le Grand, qui fut le dernier. Au moment où 70 rabbins entreprirent de traduire la Bible en grec, dans la Bibliothèque d’Alexandrie, à l’invitation de Ptolémée Philadelphe (285-247), le texte du recueil des Psaumes était définitivement établi, et n’a plus changé depuis. On présume qu’ils faisaient le fond de la liturgie et de la musique du Deuxième Temple, celui d’Esdras et de Néhémie, ou de Zorobabel. Le mot « psaume » lui-même vient du grec et désigne une musique chorale accompagnée d’instruments. Et les didascalies même des Psaumes mentionnent les harpes, les flûtes, les cordes. Parfois un interlude musical est indiqué dans le suspens du texte. Certains sont prescrits pour le pas : montée au Temple, etc. Certains sont écrits avec des jeux de lettres et de mots. Ils sont écrits autant que chantés. Un fond commun d’images, de métaphores, autant que d’arbres et d’animaux constituent un référentiel commun. Même si toute leur musique est perdue, sans doute définitivement, comme toute la musique de l’Antiquité, dont nous ne pouvons retrouver la clé à notre oreille, leur poésie reste et va retrouver à travers le chant grégorien et la polyphonie de la Renaissance, une nouvelle chair musicale.
Tous les psaumes ne sont donc pas de David. Certains pourraient même provenir d’un ancien fond sémitique, et ressortir d’une longue mémoire proche-orientale, témoignant ainsi de la continuité de la culture suméro-babylonienne dans le Moyen-Orient. Mais d’autres manifestent au contraire une étonnante actualité politique. Il en va ainsi du Psaume 137 (136 dans la Vulgate). Le Psaume commence par le refus du chant par le chant lui-même lui-même : les Hébreux ont suspendu leurs harpes aux saules qui bordent les fleuves de Babylone, et refusent de chanter pour leurs oppresseurs : prétérition, ceci n'est pas un chant, et d'ailleurs cela ne finit pas comme un chant :
Super flumina Babylonis ibi sedimus et flevimus cum recordaremur Sion
Super salices in medio eius suspendimus citharas nostras
Quoniam ibi interrogaverunt nos qui captivos duxerunt nos verba carminis
Et qui adfligebant nos laeti canite nobis de canticis Sion
Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena ?
Près des fleuves de Babylone
Là-bas, nous étions assis et nous pleurions
en nous souvenant de Sion (Jérusalem)
Aux saules de la contrée
Nous avions suspendu nos lyres.
Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants ;
Mais comment chanterions-nous le chant du Seigneur
Sur une terre étrangère ?
(Trad. La Nouvelle Bible Second, édition d'étude, Alliance biblique universelle)
Fleuves et larmes se répondent : Babylone coule et le temps passe, toute joie étant suspendue par la captivité. Les saules (pleureurs) se penchent sur l'eau qui coule, et les Hébreux se penchent sur leurs souvenirs de la Cité Sainte (Hiero-solyma). Le chant qui se refuse à la joie va alors jeter ce cri pathétique, et cette promesse faite à soi-même, que nous reprenons dans notre installation ésotérique :
Si oblitus fuero tui Hierusalem in oblivione sit dextera mea
Adhereat lingua mea gutturi meo si non recordatus fuero tui
Si non praeposuero Hierusalem in principio laetitiae meae
Si je t'oublie, Jérusalem
Que ma main droite oublie !
Que ma langue s'attache à mon palais
si je ne me souviens pas de toi
Si je ne mets pas Jérusalem
au-dessus de toute autre joie.
On ne sait pas trop ce que signifie ici l'oubli de la main droite : Saint Jérôme dit "dans l'oubli" et Segond n'éclaire pas vraiment l'expression, pour une fois (la Bible de mon enfance disait : que ma droite m'oublie). Nous disons : que ma main droite soit coupée et qu'elle se dessèche sur mon épaule gauche (en joignant le geste, qui en fait le signe même de l'installation ésotérique). Au-delà des signes de la main coupée et de la langue clouée, pénalités volontaires liées au serment, c’est bien le « principe de ma joie » que représente la Cité sainte, et la reprise de ce symbole par les rites maçonniques est importante pour nous. Ensuite viennent les malédictions prophétiques, qui ne sont pas tendres : un Massacre des Innocents, bien dans les moeurs du premier millénaire avant notre ère... La chute du poème, dans sa cruauté insoutenable, atteste cette prétérition du lyrisme annoncée par le refus initial de chanter : Vous nous demandez de la joie, mais nous vous chantons notre haine, et nos malédictions.
Memento Domine filiorum Edom in diem Hierusalem
Dicentium “Evacuate Evacuate usque ad fundamentum eius”,
Filia Babylon vastate.
Beatus qui retribute tibi vicissitudinem tuam quam retribuisti nobis
Beatus qui tenebit et adidet parvulos tuos ad petram.
Seigneur souviens-toi des Edomites (= les Mésopotamiens en général)
Qui, au jour de Jérusalem
disaient : Rasez, rasez
Jusqu'à ses fondations !
Babylone la belle, toi qui va être ravagée,
heureux qui te paiera de retour
Pour le mal que tu nous as fait !
Heureux qui saisira tes enfants
Et les écraseras contre la pierre
Enfin, je voudrais conclure à propos d’un outil maçonnique majeur : le fil à plomb. En référence au prophète Amos, nous citons la parole de Dieu : « J’ai mis un fil à plomb sur mon peuple » (Amos 7 :7). En fait, de nombreux traducteurs de la Bible, à commencer par les meilleurs, Saint Jérôme et Louis Segond, traduisent le mot par « truelle » ou « niveau », qui sont aussi des outils d’architecture à forte charge symbolique, mais n’ont pas d’usage dans ce contexte. En fait, le mot hébreu est un apax, venu peut-être d’un mot assyrien signifiant « étain ». Les traducteurs contemporains, forts de cette hypothèse, parlent de suspendre un « étain » au-dessus du peuple. Notre tradition maçonnique, elle, parle de « fil à plomb », ce qui donne un sens vertical autant que fatal à l’outil mentionné par Amos. Notre tradition vient ici au secours des traducteurs embarrassés, comme pour "l'oubli" de la main droite. Pour résumer, la Tradition n’est jamais une transmission : tout ce que nous recevons est opaque, contradictoire, confus, et fragmentaire. La Tradition est d’abord une Quête inlassable de sens et de cohérence, de vérité et de beauté, malgré le poids du temps et de la négligence.
Bastion de David, février 2017
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