Métaphysique de l'honneur






« Maintenant qu’on a plus d’honneur, on est bien plus tranquille » avait écrit un élève en conclusion d’une dissertation sur Le Cid. Je présume que le problème n’est pas si simple, même pour nos élèves, puisque le harcèlement et même les combats à l’arme blanche n’ont pas du tout déserté cette terrible classe d’âge, malgré la lecture des Trois Mousquetaires et les édits bien lointains du Cardinal de Richelieu punissant de mort le duel.

Votre invitation me donne l’occasion de revenir, pour commencer, sur le trentième anniversaire d’un très grand livre américain de philosophie politique, qui fut aussi mal reçu et mal compris en France que possible : je veux parler de La fin de l’Histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama. Il faut dire qu’en pleine révolution conservatrice, son titre exaspérait les millions de marxistes que comptent la France, à tous les étages. Ce livre, hégélien en apparence seulement, était profondément nietzschéen, en fait : il faisait reposer le mouvement de l’Histoire non sur la Raison absolue, mais sur quelques sentiments fondamentaux : « Les gens croient qu’ils ont une certaine valeur et si d’autres les traitent comme s’ils avaient une valeur moindre, ils éprouvent l’émotion de la colère. Inversement, lorsque les gens n’élèvent pas leur vie à la hauteur de ce qu’ils estiment être leur valeur, ils éprouvent de la honte ; lorsqu’enfin ils sont traités en proportion de leur valeur, ils ressentent de la fierté ». Pour Francis Fukuyama, colère, honte, fierté régissent donc tous les rapports sociaux et génèrent le principal de la violence dans l’Histoire. Si ces sentiments sont présents dans toutes les classes sociales, on peut présumer qu’ils agissent au plus haut point dans les classes supérieures. Et nous pouvons donc évoquer pour commence l’honneur aristocratique.

Au chapitre de L’Esprit des lois qui s’intitule « Qu’il ne faut pas tout corriger », Montesquieu cite cette parole d’un gentilhomme français : « Qu’on nous laisse comme nous sommes ». Je prends cette exclamation comme la vraie maxime de l’honneur aristocratique : ne pas se changer ni être changé, à aucun prix, même et surtout menacé de mort. Mais cette maxime n’est pas propre aujourd’hui à l’aristocratie, elle s’est en quelque sorte démocratisée, jusqu’à devenir celle des pauvres classes sociales en souffrance. « Qu’on nous laisse comme nous étions » est même devenu la formule de l’honneur populiste. « Comme nous étions », dans le petit monde de papa, où tout allait bien et tout le monde était heureux, avant Mai 68 qui a détruit la force des conventions sociales. Le monde des frontières, de l'inflation, de la planche à billets et des dévaluations compétitives.

Mais cette persistance dans l’identité n’était pas l’affaire du chrétien, et Pascal se fait fort de montrer que la religion chrétienne a mieux connu l’homme qu’il ne connaît lui-même : se voyant à la fois grand et misérable, il ne peut se défaire de la contradiction qu’il est à lui-même. Avec la notion du péché originel, il comprend qu’il a été grand et qu’il est devenu misérable par sa faute. La grâce seule peut le racheter, mais nous savons, par la tradition maçonnique de l’Illuminisme que la réintégration dans le divin peut se faire de manière plus active (théurgie, alchimie, kabbale, etc.). Nous entrons alors dans le vaste domaine philosophique du perfectionnisme moral, dont la devise est « Deviens ce que tu es » (de Socrate à Nietzsche).

Il est paradoxal que l’honneur contemporain, héritage de la philosophie millénaire, nous donne l’injonction paradoxale non de rester, mais de devenir ce que nous sommes. Le chrétien nous demande de devenir ce que nous ne sommes pas (un saint, bien que Pascal soit sans illusion sur les forces de l’homme), mais l’homme contemporain n’est plus assez contradictoire pour être encore chrétien : il ne se souvient plus d’avoir été au paradis. 

Aujourd’hui, il est surtout honteux de ne pas être soi-même, et l’on peut être fier de se reconnaître dans ses propres accomplissements. Aucune psychologie du développement personnel, en facilitant l'acceptation de l’échec, en détournant la colère et en soulageant la honte, ne pourra remplacer le sentiment du devoir accompli, qui ne se réfère plus tant aux travaux prescrits par la société, qui sont tous contingents, mais à une identité première, que seule une vie entière de travail peut dévoiler et attester. Pouvoir se reconnaître dans sa propre vie est ainsi devenu la vraie formule de l’honneur contemporain. 

Elle n’engage pas tant à se confronter aux autres qu’à soi-même.





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