Du sacré dans la FM
Mircea Eliade (1907-1986)
La FM est-elle une religion ? Pour la conscience maçonnique, pas
du tout. Phénoménologiquement parlant, la distinction est claire :
religion et FM suivent deux voies, parallèles peut-être, mais sans
intersection. De toute évidence pour l’initié, FM et religion peuvent
coexister : la FM est « discrète », la religion ouverte et
publique. Pour d’autres, au contraire, la révolte contre la religion de l’enfance
est telle que la FM pourrait être abandonnée, si elle devait se révéler une
religion. La Bible sur l’autel n’est que le symbole de la tradition écrite. Le
triangle à l’œil, pourtant un vieux symbole tridentin pour Dieu le père,
n’exprime que la géométrie. Le GADLU se réduit à la nature naturante, principe
de l’évolution. Il y a quelques années, le Centre d’Information sur les
Croyances de Genève (CIC, fondation indépendante de droit public) avait fait le
projet de répertorier tous les temples et lieux de culte de Genève. Les
responsables du projet me demandèrent si les temples maçonniques de la cité
pourraient être inclus dans ce répertoire. J’en fis la demande au TRGM de la
GLSA, qui me répondit très favorablement, et s’adressa aux FF de Genève. La
réponse fut très explicitement et définitivement négative.
Au fond, dans la FM, le Sacré est vraiment sacré : on ne doit pas
y toucher ! Dans le rituel, il n’apparaît que sous la forme d’une
prétérition : « Mes Frères, nous ne
sommes plus dans le monde profane », et encore, cette phrase essentielle
ne se trouve pas dans tous les rituels (mais en bonne place dans le REAA). Dans
la Maçonnerie d’inspiration chrétienne, la crainte persiste que la
« sacralisation » de la Loge ne se pose en concurrence du Temple ou
de l’Église. Mais comme le Sacré disparaît aussi des lieux communautaires
chrétiens, et pour les mêmes raisons de sécularisation et de démythologisation,
il est peut-être temps de reposer la question à nouveaux frais avec l’aide des
sciences des religions, approche interdisciplinaire incluant autant l’Histoire,
la Philologie que les sciences humaines. Car ni l’Histoire seule ni les
enquêtes empiriques ne peuvent résumer toute la recherche maçonnique : il
restera toujours une exigence de conceptualisation, — d’origine philosophique
certes, mais en référence aux grandes œuvres des sciences humaines — qui ne
demande ni plongée dans les archives, ni moyens d’investigation statistique. De
cette recherche purement conceptuelle, je voudrais vous en présenter un petit
exemple, à propos de la notion de « sacré ».
Depuis Anderson, il est de tradition de rappeler que ni la politique ni
la religion ne doivent être évoquées en Loge. Cela tombe bien, car il faut
constater que la plupart des francs-maçons sont très embarrassés en matière de
religion, encore plus qu’en politique peut-être (1). En tant que
« modernes », ils sont obligés d’admettre que la raison pure, en
appliquant les catégories de temps, d’espace et de causalité, a chassé Dieu du
Ciel et l’a précipité aux enfers de l’imaginaire, où il a rejoint le Père Noël,
la Petite souris et le Lapin de Pâques. Mais tous les francs-maçons ne semblent
pas avoir parfaitement accompli la révolution « moderne », qui
consiste à déplacer Dieu du Firmament dans le cœur de l’homme, dans son cœur ou
dans sa raison d’ailleurs, par le tournant métaphysique de l’humanisme
anthropocentrique. Descartes le premier a considéré Dieu comme « l’une de
ses idées », développant une nouvelle preuve de son existence qu’on
pourrait appeler psychologique, après
la preuve cosmologique de l’Antiquité (« Le monde est la preuve de l’existence de Dieu »), et la preuve
logique du Moyen Age (« Un être
parfait ne peut manquer d’exister »). Certes, les preuves de
l’existence de Dieu n’ont jamais converti personne, mais elles ont permis à
l’homme de bien situer Dieu : dans le monde lui-même (paganisme), dans le
« Ciel » c’est-à-dire en lui-même (théocentrisme médiéval), ou dans
l’homme (humanisme moderne. Pascal voit déjà un nécessaire pari pour le Dieu « sensible
au cœur ». Et Spinoza reprend parfaitement l’idée cartésienne en disant
que Dieu est l’idée de la substance infinie dont la nature est l’étendue (dans
le discours des Lumières, on ne se méfie pas assez, la nature est souvent
divine et le divin naturel). Kant fera de Dieu un postulat de la raison
pratique (il est encourageant de croire qu’on sera récompensé pour faire le
bien).
Mais le franc-maçon contemporain est sans doute plus sensible qu’un
autre à l’étendue de la perte : le Ciel semblait bien mieux assuré que le
cœur humain, même si tout montre qu’il ne l’était pas. Bien sûr, la plupart des
francs-maçons, comme tous les autres contemporains, gardent un ressentiment
manifeste à l’égard des brimades et des mensonges parentaux ou sacerdotaux, quand
ce n’est pas à l’égard des abus coutumiers de la famille et de la religion. Et
pourtant, certains ne se résignent pas à vivre dans une société sans
transcendance, ouverte à toutes les transgressions, réelles ou imaginaires.
Confrontés à la disparition de l’autorité, ils espèrent conduire leur vie dans
un environnement stabilisé par le symbolisme et la fraternité. Mais combien
pensent d’abord au compas et à l’équerre avant de prendre des décisions
publiques ou privées ? La pierre « cubique » est un horizon bienheureux
de cohérence et d’harmonie, mais dont on se rapproche lentement, et la vie dans
une société sans cohérence ni transcendance est toujours plus complexe. Rien ne
ressemble moins à une cathédrale qu’un grand magasin, symbole d’une société
individualiste, où chacun veut et doit « réussir ». Dans les vieilles
églises vides, on ne trouve désormais plus de solide théologie métaphysique,
mais un prêchi-prêcha éthico-moral sans envergure, assorti d’un effroi partagé
devant les mutations anthropologiques en cours. Seul le rituel demeure, quand
il n’a pas été abâtardi par le modernisme. Mais dans les vieilles églises
vides, les francs-maçons peuvent trouver des murs solides et des belles
cérémonies, à condition d’y amener leur
sens du rituel et de la tradition. Dans les nouvelles églises effervescentes,
les francs-maçons sont trop « modernes » pour être à l’aise.
Pour l’Histoire et science des religions, l’immense mérite de Mircea
Eliade (1907-1986) est d’avoir ramené le divin dans le monde, aux confins duquel la métaphysique et la théologie
l’avaient relégué à force d’insister sur l’Altérité, sous tous ses modes et à
toutes les sauces. Dieu ainsi revient au centre du village et de la tribu,
cessant de hanter le début et la fin du monde. L’eschatologie a bien failli lui
coûter la vie : Dieu a vraiment failli mourir de froid et de solitude
avant le monde, et après lui. Si les mythes racontent les commencements, c’est
au cœur de la géographie maternelle du pays et du village, et des énigmes
familières du quotidien qu’ils le mettent à l’ouvre. Parti de la philosophie
orientale, Mircea Eliade était allé chercher en Inde la sagesse que l’Europe ne
lui donnait pas. Mais, dit-il, « L’Inde m’a renvoyé à moi-même ».
Mircea Eliade avait rassemblé une immense documentation, en particulier sur la
philosophie indienne, mais c’est parmi les paysans roumains de son enfance
qu’il a retrouvé les chemins du sacré. Il a résumé son approche dans un petit
ouvrage, Le sacré et le profane (2), qui résume de manière succincte la
longue recherche du Traité d’Histoire des
religions et surtout la somme que constituent les trois volumes (un
quatrième tome n’a jamais paru) de l’Histoire
des croyances et des idées religieuses (3).
Pour Mircea Eliade, on peut dire que tout individu est pris d’abord dans
les réseaux de sacralisation de son environnement immédiat, aussi bien physique
que symbolique. Le sacré se présente comme l’Autre au cœur du Même : il demande
un autre espace (la Loge), un autre temps (de Midi à Minuit, ancien
comput romain des heures), un autre
langage (le rituel), d’autres gestes
et d’autres vestitures. La
construction de cet espace sacré est alors consacrée par l’annonce déjà citée
du rituel : « Nous ne sommes plus
dans le monde profane ». Mais le sacré d’Eliade n’est pas
mystique : c’est l’homme qui trace les contours de la présence de l’Autre,
sous le contrôle des mythes et traditions auxquels il appartient bien sûr, et
toujours collectivement, mais nulle épiphanie n’a le pouvoir de s’imposer à
l’homme si elle n’est pas dûment consacrée par la communauté. De même que
Claude Lévi-Strauss, dans La pensée
sauvage (4), avait étendu la pensée mythologique, « sauvage », à
tout ce qui n’était pas scientifique, mais vécu et sensible (5) de même Eliade
étend la notion de sacré à tout ce qui participe du mythe, collectif ou
personnel, et du rite qui le représente. Sacré, mythe et rite sont présents
dans la FM, à l’évidence. Mais la conscience maçonnique n’en refuse pas moins
la définition religieuse de sa pratique.
On dira encore cependant qu’aucune divinité bien définie n’est
explicitement « invitée » dans une tenue maçonnique, même par
l’invocation au GADLU, rituelle dans le RER : « Être tout-puissant et éternel » n’est pas une expression déiste.
Elle reste parfaitement dans le cadre de la religion « naturelle »
chère au Chevalier Ramsay (6), le théisme. Mais on peut aussi faire l’hypothèse que la
sacralité maçonnique est purement théurgique :
les officiers construisent par leurs paroles et leurs gestes une sacralité qui
n’appelle aucune réponse d’entités surnaturelles. Il n’y a pas de magie dans le
rituel maçonnique, et pourtant se fabrique avec l’initié cet « autre
homme » que visent tous les rites de passage. Dans le dernier chapitre de
son opuscule de synthèse, Mircea Eliade mentionne : « La mort à la condition profane suivie de la re-naissance au
monde sacré » (7). La re-naissance, la « production » de
l’initié, est bien l’œuvre de la Loge d’abord, mais non sans la tradition,
représentée par le volume de la Loi sacrée, et le GADLU. La FM, dans toute son
histoire, ayant autant travaillé à éliminer toute référence transcendantale
qu’à la confirmer et à l’exiger, elle n’a pas pu faire que la désacralisation
s’étende jusqu’à son mythe fondamental (Hiram), et à son rituel. La FM
continuera d’être traversée par des mouvements de désacralisation. Mais partout
où un VMEC et ses officiers voudront donner une certaine intensité dramatique à
leurs tenues, le sacré latent dans le rituel ressurgira inévitablement.
1. La FM
« libérale et adogmatique » voudrait peut-être entraîner les FF là où
ils ne veulent plus aller en terme de réformes sociétales : PMA et GPA.
2. Mircea
Eliade, Le Sacré et le profane, traduction de l'allemand de Das Heilige und
das Profane, Paris, Gallimard, « Idées », 1965 ; rééd.
« Folio essais », 1987(ISBN 2-07-032454-0).
Le volume avait d’abord paru à
Hambourg, chez Rowohlt, dans la collection d’Ernesto Grassi. On retrouve ici le
problème posé par la traduction de Heilige :
normalement le « sacré » ne se confond pas avec le
« saint ». Le sacré est sale, païen, parfois sanglant, tandis que le
saint est élevé, digne et moral. Mais dans le monde germanique, l’ouvrage de
référence de Rudolf Otto, Le sacré,
s’intitule en fait Das Heilige.
J’aborderai le problème posé par ce livre à ma problématique dans un article
ultérieur.
3, Mircea
Eliade, Traité d’histoire des religions,
préface de Georges Dumézil, traduction
du roumain, par Mme Carciu, Jean Gouillard, Alphonse
Juilland, Mihai Sora et Jacques Soucasse, édition revue et corrigée par Georges
Dumézil, Paris, Payot, « Bibliothèque scientifique », 1949 ;
nouvelle édition, 1964 ; 1974.(ISBN 2-228-50091-7) ;
« Petite bibliothèque Payot », 1977 (ISBN 2-228-33120-1) ;
1983 (ISBN 2-228-13310-8) ;
1989 (ISBN 2-228-88129-5).4. De
l'Âge de la pierre aux mystères d'Eleusis. Histoire des croyances et des idées
religieuses, t. 1, Paris, Payot,
« Bibliothèque historique », 1976.(ISBN 2-228-11670-X) ;
rééd. 1983 (ISBN 2-228-11674-2);
rééd.1996 (ISBN 2-228-88158-9).
De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme. Histoire des croyances et
des idées religieuses, t. 2, Payot, « Bibliothèque historique »,
Paris, 1978 ; rééd. 1983 (ISBN 2-228-12162-2) ;
1989 (ISBN 2-228-12160-6).
De Mahomet à l'âge des Réformes. Histoire des croyances et des idées
religieuses, t. 3, Payot, « Bibliothèque historique », Paris, 1983(ISBN 2-228-13160-1) ; rééd. 1989 (ISBN 2-228-88160-0).
4. La Pensée
sauvage,
Paris, Pocket, coll. « Agora », 1990 (réimpr. 2014)
(1re éd. Plon, 1962) (ISBN 978-2-266-03816-4)
5. Cf
le passage sur la circulation automobile, qui oblige le conducteur à aborder
les autres véhicules à la fois comme des choses et des personnes.
6. Andrew
Michael ou André Michel Ramsay, dit le chevalier de Ramsay, né 9 juin 1693 à
Abbotshall dans le district de Fife en Écosse et mort le 6 mai 1743 à Saint-Germain-en-Laye, est un écrivain, philosophe et franc-maçon écossais, principalement établi en France. Le discours qu'il prononce en 1736
est considéré comme un des textes fondateurs de la franc-maçonnerie en général et de la tradition
maçonnique française en particulier (Wikipedia).
7. Op. cit.
p. 167.
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