La Franc-maçonnerie en Suisse
Les Français ne connaissent pas la Suisse, la
prenant trop volontiers pour l’une de leurs provinces, surtout là où la
francophonie est « première », et non coloniale. Les Français peinent
surtout à la reconnaître comme un espace national
propre en Europe, doté de sa propre histoire, de sa propre volonté, et de son
propre « génie ». La langue déjà se fait piège, au niveau le plus familier : le « résinet »
est la groseille, la « groseille » est la groseille à maquereau, le « rampon »
est la mâche, la « pommée » est la laitue, la « laitue »
est la Batavia, les « raves » sont des navets, le « bouilli »
est le pot-au-feu, le « ristrette » est un café express, la « panosse »
est la serpillère. (Une « prise de panosse » est un lever de drapeau,
dans le jargon des soldats suisses).
Mais ce sont les structures sociales et
politiques, surtout, qui opposent les mentalités façonnées par la démocratie — donnant
la capacité à la société de changer l’État suivant ses besoins, — plutôt que
façonnées par la « République » à la française, ménageant la capacité
de l’Etat à changer la société, selon
un projet originellement révolutionnaire.
Dans le premier cas, le moteur du changement est la société, dans l’autre c’est
l’État : c’est dire à quel point les Suisse supportent mal l’autorité,
surtout venue d’un individu, à laquelle répond toujours la cohésion négative, qui caractérise toute l’histoire des Suisse. Si
l’Helvétie antique était née d’un mouvement collectif d’arrachement à son espace, les Helvètes décidant de quitter la
Suisse pour des pays plus amènes, et surtout moins proches de la déjà
dangereuse Germanie, donnant d’ailleurs à César le prétexte à faire la conquête
de toute la Gaule, la Suisse moderne, elle, est née d’un arrachement révolutionnaire à l’espace européen plus ou moins
rassemblé par le Saint-Empire romain germanique (d’ailleurs à partir d’un
berceau helvétique : la Payerne de la Reine Berthe). À la fin du 13e
siècle (peut-être en 1291, si l’on en croit le fameux Pacte), les communautés
de la route du Gothard refusent de reconnaître toute suzeraineté, tout
« juge étranger », et déclarent leur indépendance, bientôt attestée
par quelques batailles victorieuses. Les Suisses ont reçu de la géographie le
grand cadeau de l’altitude, qui fait
de la guerre en montagne une malédiction pour les assaillants, reconnue par
Clausewitz lui-même dans sa relation des campagnes de Souvarov dans les Alpes[1].
La seconde grande chance des Suisses est la
dynamique de la valeur ajoutée :
vous avez de l’herbe, transformez-la en vaches ; vous avez du lait,
transformez-le en fromage ou en chocolat ; vous avez de la toile, imprimez
des indiennes ; avec le fil, faites des dentelles ; vous avez du
métal (peu), transformez-le en montres, ou en boîtes à musique. Quant aux bras
inutiles, faites-en des mercenaires. L’inventivité dans le savoir-faire est la
clé de la micro-industrie suisse, axée sur l’exportation, dans un pays qui n’a
aucune ressource naturelle, à part l’eau et le bois. Cette nécessité de
réserver les meilleures productions à l’exportation, plutôt qu’au marché
intérieur, a rendu les Suisses très peu difficiles en matière de consommation
et de goût. Ils doivent bien s’accommoder de ce qui leur reste. Si le paysage
est aussi soigné, c’est qu’il est d’abord un objet d’exportation (ainsi de
l’enseignement et de la médecine, de haut niveau). La Suisse a longtemps été
pauvre, et donc peu exigeante. Un milieu toujours difficile réclame de la
discipline et de la cohésion sociale.
La Suisse est donc d’abord définie en Europe
par son espace particulier, abrité
depuis la fin de l’ère glaciaire par des reliefs protecteurs, mais espace
toujours morcelé, rarement réuni dans une grande unité humaine. « La nature vous a fait fédéralistes »
déclare Napoléon en préambule à l’Acte de Médiation, qui abolit la République
helvétique une et indivisible au profit d’une Confédération, qui saura
resserrer ses liens au cours du siècle. À Napoléon, s’il l’avait osé, les
Suisses auraient pu répondre : « La
nature a fait l’être humain fédéraliste », tant l’éloignement du
jacobinisme est grand, hors de France. La Suisse, constituée de microsociétés
proto-industrielles, puis micro-industrielles plutôt que rurales (les deux tiers
du pays sont inhabitables), appuyée sur son espace plus que sur son histoire,
la Suisse est donc à la fois indépendante de l’Europe, mais aussi indépendante d’elle-même si l’on peut dire, laissant
chaque petit pays dont elle se compose à la maîtrise de ses affaires (principe
de subsidiarité, fondement du fédéralisme). L’éducation et la santé restent
l’affaire des Cantons, la Confédération ne s’en même presque pas.
Pourtant, il ne faut pas idéaliser ces
microsociétés de l’Ancien Régime, qui sont tout sauf démocratiques :
corporations verrouillées, bourgeoisies inaccessibles, mobilité sociale très
faible, encadrement professionnel et familial inextricable. Il est bien passé,
le temps où les Jacques faisaient rôtir les chevaliers en se réclamant de
Guillaume Tell (cette saga scandinave). En revanche, hier comme aujourd’hui,
les Suisses émigrent volontiers (ils ne découvriront l’immigration que très
récemment). Le père de Rousseau est horloger au sérail du Grand Turc, Tavernier
et Chardin commercent en Perse, les nobles gardent Versailles et ses marquises
(voir les Mémoires sur la Cour de France
du baron de Bezenval[2]), les
pauvres s’enrôlent dans les régiments capitulés qui sont de véritables
entreprises au service des Puissances européennes, le Régiment de Colombier
dans lequel j’ai fait une partie de mon service militaire a voyagé des Indes
aux Antilles, en passant par le Canada en Argentine. La gloire militaire des
Suisses de la Renaissance s’est prolongée jusqu’à l’agonie des Tuileries. Si
les Suisses n’ont jamais eu de colonies, ils ont été bien actifs dans les
colonies des autres, et leurs communautés, en Amérique latine par exemple,
conservent pieusement tous les usages du pays, même la fondue.
Au fil des échanges et des visites, la FM
s’est établie très rapidement, en Suisse, dès ses débuts « modernes »
à Londres, par les voies militaire et commerciale. À Genève, l’introducteur de
la FM est un Anglais, George Hamilton, mauvais sujet querelleur et violent avec
sa femme, qui obtient la séparation. Malgré sa patente de la GLA, il se voit interdire
de ce fait toute activité maçonnique par les autorités. Les commencements sont
navrants, obscurs et insignifiants. Et pourtant, au fil des dénonciations, il
apparaît qu’une dizaine d’ateliers sont sporadiquement actifs à Genève, dix ans
après la fondation de la GLA[3].
Le Petit Conseil délibère, mais se garde de fulminer des arrêts compromettants,
intimidé par la qualité des princes et des grands seigneurs voisins qui
soutiennent le mouvement maçonnique. On se borne à l’admonestation des
« coupables », qui n’en tiennent aucun compte. Une cité-Etat
microscopique, entourée de puissants voisins, et très intimement divisée par sa
constitution civile[4], ne peut
pas aller trop loin dans la répression de personnages qui par ailleurs
soutiennent souvent les autorités. Mais l’histoire maçonnique des obédiences et
des juridictions est souvent comme celle des rois et des batailles : elle
ignore les petits-bourgeois que rassemblent les loges, catégorie
particulièrement difficile à cerner par l’histoire sociale[5].
On voudrait pouvoir reconstituer, à travers les archives, ces petits pionniers
invisibles qui ont inventé toute la franc-maçonnerie en dix ans dans toute
l’Europe, avec une incroyable cohérence.
Les cités calvinistes (= religion
soigneusement séparée de l’État[6]),
Genève et Zurich, possèdent les plus anciennes loges du pays. Mais les pays
luthériens (= religion d’État) interdisent la franc-maçonnerie aux civils, en
la réservant aux militaires des régiments capitulés (voir ci-dessus). En
résumé, les activités maçonniques restent sporadiques, les provocations se
multiplient, mais la répression en douceur dissuade les notables d’assumer la
conduite des ateliers. À la fin de l’Ancien Régime et sous l’Empire pourtant,
des ateliers solides et durables rassemblent nombre de plus petites loges. À
Genève, L’Union, L’Union des cœurs, L’Amitié,
La Fidélité, Fidélité et Prudence. À Lausanne, Espérance & Cordialité, à Neuchâtel La Bonne Harmonie, à Berne Zur
Hoffnung, à Bâle Freundschaft und
Beständigkeit, à Zurich Modestia cum
Libertate de Diethelm Lavater, l’hôte de Goethe. Mais tous ces ateliers
dépendent de personnalités intellectuelles et religieuses divisées quant aux
rites en voie de formation en Europe. Les pays calvinistes se rangent autour de
la Stricte observance templière, et adoptent le nouveau Rite écossais rectifié.
Les pays luthériens restent fidèles à la tradition moderne des Anglais, et
refusent les hauts grades, surtout templiers. Ce clivage rend difficile la
constitution d’une Grande loge nationale, mais juste avant la Révolution
suisse, l’affaiblissement du RER permet la réunion des francs-maçons suisses au
sein de la Grande Loge suisse Alpina (GLSA), fondée en 1844[7].
En
Suisse, les loges peuvent fleurir, mais leur influence mettra un bon
demi-siècle à faire advenir un État « génétiquement » parfait, au
point de vue maçonnique (en 1845, par la révolution radicale) :
fédéralisme, stricte séparation des pouvoirs, suffrage universel,
bicaméralisme, représentation proportionnelle, collégialité des exécutifs, libertés
de conscience, d’expression, d’association, etc. Au milieu du siècle, la Suisse
est la seule démocratie en Europe,
entourée de royaumes et d’empires antagonistes, elle rappelle sa
« neutralité » de principe, qui sera mise à rude épreuve, mais
finalement respectée. De 1871 à 1945, de plus, le choc des nations européennes
en formation divise les Suisses, mais finit par les réunir contre le
fascisme : en 1937, le peuple suisse balaie une initiative
constitutionnelle visant à interdire la franc-maçonnerie, faisant ainsi du pays
la seule nation européenne ayant plébiscité démocratiquement le principe des
sociétés secrètes. À la majorité du peuple et des cantons (les
« États » de la Confédération), l’initiative populaire lancée par un
soudard explicitement fasciste, le colonel Fonjallaz, est rejetée
principalement au nom de la liberté de conscience, qui est l’un des principes
fondamentaux qui ont permis à la Suisse de ne jamais se diviser selon un
clivage religieux toujours actif aujourd’hui, même parmi les élites politiques
et intellectuelles. Même si ni la liberté de conscience ni la laïcité n’existaient
à l’époque de la Réforme (la religion, celle des autorités, est d’abord affaire
de politique — et le pasteur ou le curé est l’agent de l’État au village),
l’habitude s’est lentement prise de « cohabiter » avec des chrétiens
d’une autre confession, puis avec les réveils sectaires, avec des dissidents,
plus ou moins excentriques.
Aujourd’hui, M. Yves Hivert-Messeca[8]
compte 3800 à 4000 FF de la GLSA (85 loges et 42 orients), 140 à 200 SS et FF
dans la Fédération du Droit Humain (7 loges), 340 à 420 FF dans Le Grand Orient
de Suisse (18 loges), 400 à 450 SS dans
la Grande Loge féminine de Suisse (23 loges), la Grande Loge symbolique
helvétique, au rite de Memphis-Misraïm (3 loges), 150 à 160 FF et SS dans la
Grande Loge mixte de Suisse (3 loges). Diverses loges se rattachent à la France
voisine. Au total, M. Hivert-Messeca compte 5500 FF et SS pour une population
globale de 8,3 M d’habitants. Le Guide
suisse du franc-maçon, édité par le Groupe de recherche Alpina, ne donne
pas de chiffre global, mais détaille chaque loge de la GLSA, permettant à un
Français immigré de faire son choix en fonction du lieu et de l’esprit de
chaque atelier. La densité maçonnique nationale n’est pas très forte, mais il
faut tenir compte du fait que les catholiques, un tiers des Suisses, ne sont
pas autorisés à maçonner, et que la bonne moitié des loges sont en Suisse
romande francophone, laquelle ne rassemble qu’un cinquième du pays. La densité
maçonnique est donc très élevée en Suisse romande.
Au début du 21e siècle, la Grande
Loge suisse Alpina a essayé de rassembler la famille traditionnelle, fidèle aux
anciens devoirs, mais sans succès. Cette page, même refermée, est encore
douloureuse et a laissé de nombreux mauvais souvenirs. L’Appel de Bâle (18 mai
2011) de cinq GL nord-européennes (Autriche, Suisse, Luxembourg, Allemagne,
Belgique) affirment leur souhait de venir en aide à la FM régulière en France.
Au moment où la GLNF perd la reconnaissance de la GLUA (8 juin 2011), les GL
entreprennent de rassembler un certain nombre de GL française dans une
« Confédération maçonnique » qui pourrait retrouver la reconnaissance
internationale, la GLNF n’étant nullement exclue. Malheureusement, il
n’appartient pas à 50'000 FF de pouvoir en faire bouger le triple au moins. Et
comme l’avait averti Alain Bernheim[9],
il y a loin de la « régularité » (principe initiatique) à la
« reconnaissance » (principe diplomatique). La GLNF ayant
heureusement très vite retrouvé la reconnaissance de la GLUA, bientôt suivie
sans restriction par toutes les GL régulières, le projet de
« Confédération » resta suspendu en l’air, et la FM française divisée
comme par avant. Je crois, rétrospectivement, qu’il était très naïf de vouloir
intervenir de l’extérieur dans la longue histoire de la FM française[10],
toute faite de divisions irréversibles qui sont aussi un mode de progrès et de
création, par différenciation conflictuelle irréversible. « Au moins vous, vous pouvez choisir »
me disait un Anglais. L’action des GL européennes, mal comprise et mal
ressentie, se voulait fraternelle. Mais l’histoire de la maçonnerie suisse nous
apprend que l’unité maçonnique est une tâche difficile, même dans un petit
pays.
[1] Carl von Clausewitz, La campagne
de 1799 en Italie et en Suisse, Editions Champ libre, Paris 1979.
[2] Bezenval, Mémoires sur la Cour
de France, Mercure de France, Paris 2011.
[3] Cf François Ruchon, Histoire de
la franc-maçonnerie à Genève, rééd. Slatkine, Genève 2004, et Alain
Bernheim, Les débuts de la franc-maçonnerie à Genève et en Suisse, Slatkine,
Genève 1994.
[4] Sous l’Ancien Régime, Genève est divisée entre habitants, natifs,
bourgeois et citoyens, ces derniers seuls éligibles au Conseil des Deux-Cents,
et quelques familles seulement se partageant l’éligibilité au Petit Conseil.
Genève se soulève en 1707, 1737, 1770, 1781, 1789, 1793, où les francs-maçons
se fusillent entre eux, comme dans toute l’Europe.
[5] Cf les plaintes Paul Veyne à propose de la petite-bourgeoisie antique,
in : L’Empire greco-romain,
Seuil, Paris 2005.
[6] Calvin : « Nous ne gouvernerons pas, mais nous critiquerons
ceux qui gouvernent ». Fondation du quatrième pouvoir ? Surtout
l’inquiétude de la « communion de l’hypocrite », grande polémique
entre Réformés : une Eglise est-elle obligée de faire communier
« l’hypocrite notoire » ? Calvin répond non, Luther répond
oui : que suis-je pour le juger ?
[7] Cf Le livre du 150e
anniversaire 1844-1994, édité par la GLSA, et le Guide suisse du franc-maçon, Tome I — Histoire et rites,
Chancellerie de la GLSA, Jupiterstrasse 40, Berne 2017.
[8] Cf L’Europe sous l’acacia,
tome 4, Dervy, Paris 2018, pp. 187-8.
[9] Alain Bernheim, Réalité
maçonnique, Groupe de Recherche Alpina (GRA), numéro hors série, décembre
2006.
[10] « La fille aînée de la maçonnerie », comme disent Roger
Dachez et Alain Bauer.
Résumé :
Les Français ne connaissent pas la Suisse, et surtout peinent à la reconnaître comme un espace national propre, doté de sa propre histoire et de sa propre volonté. La Suisse est définie en Europe par son espace particulier, abrité depuis la fin de l’ère glaciaire par des reliefs protecteurs, mais morcelés. Appuyée sur son espace plus que sur son histoire, la Suisse est à la fois indépendante depuis le Moyen Age de l’Empire, dont elle était pourtant le berceau, mais aussi indépendante d’elle-même si l’on peut dire, laissant chaque petit pays dont elle se compose à la maîtrise de ses affaires : « La nature vous a faits fédéralistes » a dit Bonaparte en donnant aux Suisses l’Acte de Médiation qui refonde la Confédération, après la Révolution. Au fil des échanges et des visites, la franc-maçonnerie s’est établie dès ses débuts en Suisse. Les cités calvinistes (= religion séparée de l’État, Genève et Zurich, possèdent les plus anciennes loges du pays. Mais les pays luthériens (= religion d’État) interdisent la franc-maçonnerie aux civils, en la réservant aux militaires des régiments capitulés (= mercenaires au service des puissances européennes). A la Révolution, les loges fleurissent, mais leur influence mettra encore un demi-siècle à faire advenir un État « génétiquement » parfait au point de vue maçonnique (1845) : séparation des pouvoirs, suffrage universel, bicaméralisme, représentation proportionnelle, etc. De 1871 à 1945, le choc des nations européennes divise les Suisses, mais finit par les réunir contre le fascisme : en 1937, le peuple suisse balaie une initiative constitutionnelle visant à interdire la franc-maçonnerie, faisant ainsi du pays la seule nation européenne ayant plébiscité les sociétés secrètes. Au 21e siècle la Grande Loge suisse Alpina a essayé sans succès, avec ses consoeurs du monde germanique, de rassembler la famille traditionnelle, fidèle aux anciens devoirs.
(Résumé d'une conférence tenue à la Loge de recherches Europa Provence Méditerranée, La Garde, mars 2019)
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