Sur la mission d’une Loge de recherches







« Calame qui sait tout et qui ne connaît rien » avait dit un jour un certain F :., en parlant de moi. La remarque avait bien sûr quelque chose de méchant, mais portait aussi une certaine amertume sensible (ce F:. a dû quitter la FM depuis lors), mais j’ai pourtant essayé de faire mon miel à partir de cette goutte de venin, comme de tout. Il m’a fallu du temps, je l’avoue, pour résoudre cette étrange équation : savoir et connaître pourraient donc être opposés ? Oui, je savais la FM, et même très bien puisque mes FF m’ont confié toutes les fonctions associées à la « colonne » de l’Instruction : Préparateur, Orateur, Prieur, Premier Surveillant, VMEC enfin. Savoir en l’occurrence recouvre aussi bien tout ce qui est du discours, ce qu’il faut dire, que ce qu’il faut faire, en tenue autant que pour organiser la vie de la L :., voire de la GL :.. 

Ce « fait social total » ou ce « jeu de langage » qu’est la FM comprend en effet, en une sorte de totalité,  aussi bien l’action, rituelle ou non, que le discours, noués à travers le lien pragmatique ou performatif, « quand dire c’est faire ». Ma tâche d’intellectuel et de philosophe — classiquement, encore une fois, du côté de l’Instruction —  me semblait devoir s’accomplir dans une sorte de phénoménologie de la conscience maçonnique, dévoilant et explicitant à la conscience maçonnique elle-même le sens qu’elle peut donner aux rites et aux symboles, la noèse, et le sens que peuvent prendre les uns et les autres, le noème. Ces « noces » du langage entendu et du symbole vécu, à travers le décor et l’action rituelle, qui donnent d’autant plus de résonance à la conscience maçonnique que, d’une certaine manière, on lui redit ce qu’elle pense déjà tacitement et confusément, accomplissant ainsi d’une certaine façon la fonction du philosophe initié, dans l’espace ouvert par la tradition. La méthode est alors fondamentalement herméneutique : la FM s’explique par elle-même. Mais l'Instruction n'est pas la recherche : je pense que la recherche maçonnique doit, au contraire, être conceptuelle, et tirer ses méthodes des sciences sociales.

« La peinture, ça semble facile, mais quand on connaît alors… holà !» a dit Degas (cité par Paul Valéry). En effet, connaître ce n’est pas seulement « con-naître », selon le mot pas très heureux de Paul Claudel (mais il en a fait de pires, la tolérance, etc.). C’est aussi assumer une certaine prise de distance, une certaine rupture de la participation, un effort d’objectivation. Nous arrivons ainsi, très vite, à la question de la fonction d’une L :. de recherches : doit-elle seulement représenter la clé de voûte de l’Instruction dans la GL, ou produire également une certaine conceptualisation du phénomène maçonnique ? 

Chacun à sa façon, nous avons déjà tous répondu à cette question : quand on voit, en 2017, la L:. de recherche de la GLUA, Quatuor Coronati, remettre en question la mythique réunion fondatrice de la franc-maçonnerie en juin 1717, on comprend bien que c’est le voile de la tradition qui se déchire, et qu’un autre type de vérité surgit, vérité « moderne », the matter of facts, comme le dit Bruno Latour . Mais les vérités objectives ne sont pas seulement factuelles : l’histoire des religions fondées sur l’examen et la confrontation des sources et des monuments a fait place à la science des religions, fondée sur les concepts de la sociologie et de la psychologie, contribuant ainsi à la constitution d’une anthropologie générale appelée par tous les grands auteurs que nous révérons. Ceux qui ne prenaient pas la sociologie pour « un sport de combat » (Pierre Bourdieu), et attendaient autre chose de la psychologie que des « exploits d’huissier » (André Breton).

Mais dit alors la conscience maçonnique, et sa phénoménologie après elle, la FM n’est pas une religion. Et c’est vrai : par sa reconnaissance de l’absolue liberté de conscience d’abord, par la présence de véritables religieux en L :. d’autre part, la FM n’est pas une religion. Il y a quelques années, le Centre d’Information sur les Croyances de Genève (CIC, fondation indépendante) avait fait le projet de répertorier tous les temples et lieux de culte de Genève. La responsable du projet me demanda si tous les temples maçonniques de la cité pourraient être inclus dans ce répertoire. J’en fis la demande au TRGM :. de la GLSA , qui me répondit favorablement, et s’adressa aux FF :. de Genève. La réponse fut très clairement négative. Et pourtant, toutes les caractéristiques d’un lieu de culte, telles que peut l’établir la science des religions sont réunies : un lieu décoré de manière particulière, qui n’est employée que pour des fonctions rituelles, où l’on n’entre que par un rituel et qui explicitement se détache de son environnement : « Mes FF :., nous ne sommes plus dans le monde profane » dit le rituel du REAA (alors les autres rituels se bornent à annoncer que : « Les travaux sont ouverts »). Je reviendrai en conclusion sur la question du sacré.

La recherche maçonnique a certainement commencé par l’Histoire. Pour Nietzsche, il y a trois sortes de recherches historiques, assez divergentes dans leurs fins. D’abord l’Histoire antiquaire, qui vise à conserver toutes les traces du passé : pas de temple sans son petit musée, en effet : tabliers, bijoux, armes, gravures diverses, montrent assez l’attachement des FF:. à leur passé, ainsi que les archives, quand elles ont pu traverser les événements. L’attachement aux traces du passé, l’émotion devant la relative ancienneté des rites, le respect pour nos obscurs débuts, sont donc largement partagés. Et certains historiens maçonniques revendiquent l’intérêt intrinsèque des traces du passé au titre de leur seule qualité, non pour revendiquer l’autorité d’une Tradition immémoriale (qui ne saurait être archivée, d’ailleurs), mais par conscience de cette « chaîne » qui nous lie au passé. Ensuite l’Histoire monumentale, qui veut édifier le passé en objet d’admiration. Mais l’histoire de la FM :. est trop secrète et trop peu établie pour servir un tel projet : on peut regretter l’absence de biographies solides et positives des grands inspirés de la FM :. (Désaguliers, Willermoz, Wirth, Guénon, Lantoine, par exemple) qui donneraient un visage à la tradition, et de meilleurs repères à l’instruction. Mais pour l’instant, on doit constater que ces ouvrages manquent. Enfin l’Histoire critique, qui, elle, n’existe que trop dans la FM :., puisque QC vient de remettre en question, l’année même du Tricentenaire, la véracité d’Anderson à propos de la réunion de 1717. L’Histoire critique s’attache à déchirer la légende, et tel historien suisse se vante de n’avoir rien laissé debout de toute la tradition venue de nos pères. Tant que l’Histoire monumentale ne viendra pas compenser le vitriol de la critique, la recherche historique risque de rester marginale, les FF :. Se satisfaisant des légendes maçonniques (origine opérative, etc.).

Mais la recherche maçonnique ne peut s’arrêter à l’Histoire. La recherche empirique sur la FM :. N’en est qu’à ses débuts : qui sont les FF :., quels sont leurs parcours, leurs attentes, leurs ambitions, leurs espérances ? Chacun d’entre nous a bien sa petite idée, et a mené sa propre petite enquête sociologique et psychologique sur son entourage, mais cet empirisme tâtonnant ne peut suffire. Nous savons tous que les LL rassemblent une majorité de petits-bourgeois, artisans indépendants ou cadres moyens. Les professions libérales y sont généralement absentes, ainsi que les travailleurs manuels. Mais cette perception est-elle vraie ? Peut-elle être avérée par de véritables recherches sociologiques ? On se heurte là au « secret maçonnique », qui rend ce « fait social total » presque inaccessible aux questionnaires (la GLSA s’y est essayée, sans grand succès). La FM est « photophobe » : si elle allume ses propres lumières, elle redoute sa propre mise en « lumière » par les sciences sociales. La seule méthode qui me semble adéquate en l’occurrence serait l’entretien approfondi, autant avec des maçons aguerris que des personnes ayant quitté la FM, d’ailleurs. Presque nécessairement, ce sont des FF qui devraient mener l’enquête, mais avec une formation solide de sociologie et de technique d’entretien. Et on arrive alors à la question de droit : pourquoi vouloir « connaître » la FM ? La première réponse est spécifique à la conduite de la FM elle-même : depuis Platon et Auguste Comte, il est admis que les sociétés devraient être dirigées par la connaissance plutôt que les préjugés. L’autre réponse porte sur la communication sociale en général : le complotisme ambiant ne serait pas dissipé par une meilleure connaissance de la FM, mais les citoyens de bonne foi pourraient trouver une réponse à leurs inquiétudes.

Mais ni l’Histoire ni les enquêtes empiriques ne peuvent résumer toute la recherche maçonnique : il restera toujours une exigence de conceptualisation, d’origine philosophique, en référence aux grandes œuvres des sciences humaines, qui ne demande ni plongée dans les archives ni grands moyens d’investigation. Je voudrais vous en présenter un petit exemple, à propos de la notion de « sacré ». Pour l’Histoire et science des religions, l’immense mérite de Mircea Eliade (1907-1986) est d’avoir ramené le divin dans le monde, aux confins duquel la métaphysique et la théologie l’avaient relégué à force d’insister sur l’Altérité, sous tous ses modes et à toutes ses sauces. Dieu ainsi revient au centre du village, et cesse de hanter le début et la fin du monde. Si les mythes racontent les commencements, c’est au cœur des énigmes familières du quotidien. Certes, Mircea Eliade avait rassemblé une immense documentation, mais c’est les paysans de son enfance roumaine qu’il a retrouvés sur les chemins du sacré. On pourrait même dire que tout individu est pris dans les réseaux de sacralisation de ses proches et de son environnement. Le sacré se présente comme l’Autre au cœur du Même : il demande un autre espace (la L :.), un autre temps (de midi à minuit), un autre langage (le rituel), d’autres gestes et d’autres vêtures. La construction de cet espace sacré est alors consacré par l’annonce citée du VMEC : « Nous ne sommes plus dans le monde profane ».

On dira cependant qu’aucune divinité n’est explicitement invitée dans une tenue. Certes, mais je voudrais revenir à ce propos sur un étrange classique de la discipline : L’essai intitulé Le sacré (Das Heilige, 1917) du théologien luthérien Rudolf Otto (1869-1937) s propose de répertorier toutes les expériences « irrationnelles » du divin dans la littérature de l’Occident aussi bien que de l’Orient (Otto va s’intéresser de plus en plus à la mystique, comme Bergson). Toute l’expérience de l’étrangeté, la « dissimilitude » dans la perception sont rassemblées dans le concept original du « numineux » (Das Numinose) qui selon Georges Dumézil signifie en latin le « signe de tête » que font à l’improviste les statues des dieux, oracles que tous ne voient pas ! Dans l’espace rituellement délimité du sacré, selon Mircea Eliade, se manifestent donc des « signes » numineux au sens de Rudolf Otto, qui sont autant d’épiphanies discrètes de la vigueur des symboles. Si l’on ne considère pas que la religion se résume à la théologie et au formalisme sacramentel, on peut donc accepter l’idée que les hommes réunis dans un espace réservé, convoquent et attendent des intuitions qui les dépassent et les déroutent.

Hors de toute religion explicite, l’expérience des symboles et des rituels n’est pas que formelle : les FF peuvent, du moins parfois, « voir » leur numinosité, et pas seulement par les discours de l’Instruction. Mais la progression de cette perception n’est pas aisément mesurable. L’intuition reste personnelle, et suit son propre mouvement, sa propre allure. On ne devient pas maçon sur commande. La progression n’est pas programmable, même si la L :. a bien son programme, et doit l’avoir. En fin de compte, après un long détour théorique, la phénoménologie reprend ses droits.


Discours de Bordeaux, pour la fondation de la Loge de recherche de la GL-AMF (septembre 2018).

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